- MYTHE - Épistémologie des mythes
- MYTHE - Épistémologie des mythesAprès la grande marée structuraliste, sans doute faut-il interroger le statut ambigu de ce que nous appelons «mythologie», d’un mot où, dans notre usage linguistique, s’entrecroisent deux discours dont le second parle du premier et relève de l’interprétation. Car, par mythologie, nous désignons aussi spontanément un ensemble d’énoncés discursifs et de pratiques narratives – récits et histoires que tout le monde connaît au XVIIIe et au XIXe siècle – que le discours sur les mythes, le savoir qui entend parler de mythes en général, de leur nature ou de leur essence. L’enquête se révèle nécessaire si l’on remarque que Claude Lévi-Strauss fondait son entreprise sur l’évidence qu’un mythe est perçu comme mythe par tout lecteur dans le monde entier, tandis que Georges Dumézil confessait avoir passé toute sa vie à comprendre la différence entre un conte et un mythe.Dans une histoire généalogique qui va des Grecs à Lévi-Strauss – et, réciproquement, de Lévi-Strauss aux Grecs –, la configuration de la mythologie se décide pour l’essentiel en deux étapes: au XIXe siècle, quand s’instaure un savoir nouveau qui se dit explicitement science de la mythologie; et, à l’autre bout, dans la visée que pointe la nouvelle science, professant le modèle de sa propre démarche, lorsque, entre Xénophane et Thucydide, se dessine une première figure de la mythologie, construite sur une notion inédite de mythos . Pareil cheminement se justifie doublement: d’une part, l’analyse des mythes, aujourd’hui comme naguère, se déploie tout entière dans l’espace aménagé par la science mythologique qui a surgi vers 1850; d’autre part, des relations privilégiées et fondamentales se nouent entre cette science du XIXe siècle et une certaine idée de la Grèce.Repenser la mythologie, c’est d’abord repérer les procédures d’exclusion portées par un vocabulaire du scandale convoquant toutes les formes de l’altérité, situer les gestes de partage répétés et successifs où la mythologie chaque fois se déplace: tantôt l’incroyable et le scandaleux que la religion place en face de soi; tantôt l’irrationnel absurde que la raison se donne ou encore le sauvage et l’obscène comme envers du civilisé et du policé. Si le mythe, comme il semble, a toujours, depuis les Grecs, désigné l’absent, le révolu ou la démence ancienne, il ne peut être qu’un genre introuvable; et les questions sémiotiques ou linguistiques posées à un «type de récit» trop familier paraissent dépourvues de pertinence.Mettre en cause le mythe comme récit spécifié, c’est aussi revenir vers la tradition «qui doit rester orale», en rappelant que l’analyse de la mémoire dans les sociétés sans écriture intéresse directement la nature des récits traditionnels – aussi bien les généalogies et les proverbes que les cosmogonies et les histoires de héros –, récits produits de bouche à oreille, mais, par leur transformation en paroles, mémorables à travers plusieurs générations.Le Grec à deux têtesVers les années 1960, la question essentielle pour la science mythologique, dans le débat ouvert entre Lévi-Strauss et ses contradicteurs, était la suivante: la mythologie relève-t-elle d’une explication unique? La réponse affirmative, développée par l’analyse structurale, se nouait dans une simple phrase: «le mythe est un langage» (Anthropologie structurale , p. 232). Sans doute, depuis la fin du XVIIIe siècle, le langage n’était plus un étranger pour la mythologie. Quand les romantiques en font la redécouverte comme de l’expérience première de l’esprit de l’humanité, ils désirent intensément voir naître une nouvelle mythologie qui serait le vrai et authentique langage, sans l’abstraction ni le mensonge des mots. Avec Max Müller et le discours scientifique sur les mythes, la linguistique reçoit mission d’expliquer le surgissement des puissances mythiques à travers une analyse où le clinicien linguiste dénombre les figures régulières d’une pathologie du langage. En même temps, dans l’école sociologique française, Marcel Mauss, attentif, depuis 1903, au caractère obligatoire et à l’appartenance au niveau inconscient de cette pensée sociale, dénonce dans la mythologie une institution qui est coextensive à l’élément le plus archaïque du langage et dans laquelle il faut chercher quelques-unes des lois de l’activité mentale en société.Au moment où Lévi-Strauss écrivait la petite phrase de l’Anthropologie structurale , elle fonctionnait comme un acte de langage; elle était aussitôt prise dans un réseau interlocutoire mis en place, vers les années cinquante, autour de la linguistique, la seule science de l’homme à se dire alors vraiment générale. Le projet sémiotique tendu vers une grammaire narrative précipitait le caractère unitaire de la mythologie, ce «métalangage naturel» qui s’épanouissait dans un type particulier de récit, le mythe, avec ses unités supralinguistiques liées entre elles par des règles syntaxiques précises. Il semblait d’autant plus convaincant de postuler une explication unitaire de la mythologie comme langage que l’évidence d’une «pensée mythique», autonome et souveraine, était partagée aussi bien par les hellénistes (F. M. Cornford, L. Gernet, par exemple) que par les spécialistes des cultures archaïques (tels M. Griaule et M. Leenhardt).C’est d’ailleurs du côté des Grecs que vient le présupposé majeur de tout savoir mythologique selon lequel l’origine de la philosophie est évidemment associée à la nature du mythe. Dans les Mythologiques de Lévi-Strauss, le modèle grec est avoué, et sans réserves. Le finale de l’ouvrage Du miel aux cendres (pp. 407-408) fait retour vers la Grèce, quand se découvre la complexité des mythes américains, établissant des correspondances entre plusieurs codes, exploitant des écarts différentiels qui sont tantôt exprimables en termes géométriques, tantôt transformables au moyen d’opérations déjà algébriques. La pensée mythique est en marche vers l’abstraction, mais, ne comptant que sur elle, elle tire d’elle-même la force de «se dépasser» et de contempler, au-delà des images et du concret, «un monde de concepts [...] dont les rapports se définissent librement». Or nous savons, écrit Lévi-Strauss, où un tel bouleversement se situe: «aux frontières de la pensée grecque, là où la mythologie se désiste en faveur d’une philosophie qui émerge comme la condition préalable de la réflexion scientifique». Paysage frontalier; désistement de la mythologie au moment où elle se dépasse elle-même; émergence de la pensée philosophique dont l’activité conceptuelle prépare l’avenir de la science.Un peu plus tard, en 1972, dans la revue L’Homme , le même modèle grec redit sa contrainte, à travers le compte rendu d’un ouvrage (M. Detienne, Les Jardins d’Adonis ) qui donne à penser que la mythologie des anciens Grecs ressemble singulièrement à celle des autres peuples. Sans doute l’ethnologie doit-elle constater qu’elle se trouve en présence de formes communes à des cultures antiques et à d’autres improprement appelées primitives. Mais il y a davantage: «Les anciens Grecs semblent avoir perçu et pensé leur mythologie dans les termes d’une problématique qui n’est pas sans analogie avec celle qu’utilisent aujourd’hui les ethnologues pour dégager l’esprit et la signification des mythes de peuples sans écriture.» Les Grecs «ethnologues» sont ici les émules en même temps que les précurseurs de l’ethnologie structurale; leur culture exemplaire propose le spectacle d’une pensée mythique qui, tout en se dépassant elle-même, accède à une logique des formes à partir de laquelle le Grec, nanti du concept, entreprend de penser sa propre mythologie, sur le mode de l’interprétation (Lévi-Strauss , R. Bellour et C. Clément dir., pp. 175-176).C’est la même référence au monde grec que se donne la sémiotique d’Algirdas Julien Greimas quand elle désigne l’homologie entre la philosophie présocratique, émergeant de la pensée mythique, et les mythologues modernes élaborant le métalangage de l’interprétation (Du sens , p. 117). Il y a comme une fascination à découvrir que le Grec est double et que le mythologue hésiodique est le vrai jumeau, homozygote, du philosophe archaïque qui pense le sec et l’humide, le haut et le bas, en même temps que l’être et le non-être. La singularité du Grec à deux têtes, avec sa figure indigène de modèle «fait à la maison», paraît si convaincante que le mythologue qui se livre à l’interprétation se trouve naturellement entraîné à se reconnaître dans le miroir du philosophe qui discourt sur la mythologie.Le même paradigme était inscrit hier dans le projet si différent de Lucien Lévy-Bruhl pour rendre compte de la mentalité primitive. Alors que Lévi-Strauss (La Pensée sauvage , pp. 354-355) entend montrer que la pensée des sociétés archaïques procède comme la nôtre par les voies de l’entendement et à l’aide de distinctions et d’oppositions, toute l’entreprise de Lévy-Bruhl, entre 1910 et 1938, visait à établir que le monde des primitifs, autrement constitué, est radicalement coupé de nous. Les peuples de la nature ont en partage une pensée dominée par l’affectivité et régie par la loi de participation, qui la rend indifférente à notre logique du tiers-exclu. Le prélogique, assigné aux peuples inférieurs, semble régler le problème soulevé au XIXe siècle par la découverte d’un élément sauvage dans la pensée des peuples supérieurs.Toutefois, la distance entre le prélogique et notre rationalité conduit Lévy-Bruhl à s’interroger sur le statut du mythe et de la mythologie, ainsi que sur le modèle que les Grecs nous en donnent. Il faut réorganiser l’espace: la rationalité ne s’oppose pas à la pensée mythique, mais à l’expérience mystique. La mythologie des primitifs n’est pas confinée au mythe; elle est partout, dans le vécu, dans l’expérience fondée sur la catégorie affective du surnaturel.Notre idée du mythe doit-elle coïncider avec celle qu’en ont les Australiens et les Papous? Ce qui est vrai des mythes classiques vaut-il aussi pour ceux des primitifs? À ces questions Lévy-Bruhl, en 1935, répond en distinguant deux types de mythologie: la primitive, la cultivée. La mythologie des Grecs ne semble pas affligée de l’incohérence congénitale des primitifs, qui se montrent insensibles à la contradiction entre les récits et entre les différentes versions mythiques. D’évidence, la société où surgit la philosophie de la nature n’est plus régentée par la catégorie du surnaturel.Par ailleurs, les mythes primitifs décrivent le surnaturel, ils n’expliquent pas la nature; ils légitiment un désir d’explication plutôt qu’ils n’y répondent. La mythologie «mystique» est aussi préreligieuse. En revanche, la Grèce, société méditerranéenne avec son système polythéiste, ses cultes, ses temples, se différencie radicalement des petits centres totémiques locaux, fort incapables de conceptualiser le surnaturel. Chose bâtarde, la mythologie exclut donc toute explication unique.Mais c’est la catégorie même du mythe qu’il faut réviser. Aussi longtemps que dure la période de symbiose mystique, la mythologie ne peut être que rare et pauvre. Elle est l’envers de la richesse, de la plénitude de la participation, qui ne laisse place à aucun supplément. Il ne peut donc y avoir un seul genre mythique. Le mythe comme intrigue ne se dégage, dans sa forme familière, qu’avec le recul vis-à-vis de la participation, lorsque la communion mystique s’efface. Dans les récits des primitifs, les mots sont des réalités surnaturelles dont chacun détermine un champ de force; ils éveillent pour ceux qui les écoutent les associations données par l’expérience, tandis que, dans notre conception, le mythe raconte une histoire avec des mots et des phrases où nous suivons le fil d’une intrigue. Le mythe comme genre selon l’acception classique ne se découvre qu’avec l’avènement de la représentation.Témoin du passage entre prélogique et rationnel, la mythologie cultivée remplit une fonction de médiation. Le profane y évacue le sacré. Mais, si les histoires de la mythologie classique ne trouvent plus créance dans les civilisations «relativement élevées», le fabuleux et l’incroyable qu’elles véhiculent restent encore tout proches des récits et de l’expérience mystiques. Et cette ambiguïté du mythe grec, nous la portons en nous jusque dans notre capacité de faire survivre – en écoutant des fables à la manière d’Ésope – le souvenir d’une symbiose entre les animaux et les humains, à travers un langage culturel, le nôtre, qui implique pourtant à lui seul une ébauche de classification naturelle.Le bénéfice que nous vaut la mythologie grecque se mesure pour Lévy-Bruhl en unités de plaisir. Car le plaisir des mythes est directement proportionnel au caractère inoffensif de l’écoute: à bonne distance du prélogique, là où, sans qu’il y ait danger de voir ce monde primitif prendre place dans la réalité, nous pouvons apprécier en toute quiétude les vestiges d’une pensée fort éloignée de la nôtre, mais parée encore d’autant de séduction que jadis. Car, si la mentalité mystique est tombée dans l’incroyable à cause «du caractère rationnel de la civilisation que l’Antiquité classique a établie et nous a léguée» (La Mythologie primitive , pp. 315-318), le rationalisme, qui a pour frontières les lois de la nature et de la pensée, n’a jamais cessé d’être une voie difficile ni d’exiger une discipline stricte. Cela est nécessaire, avoue Lévy-Bruhl, pour nous pousser à refouler la tendance toujours vivante en nous à regarder la partie mystique de l’expérience comme aussi réelle que la positive. Mais il y a là une violence qui rend d’autant plus «voluptueux» le plaisir d’abandonner l’attitude rationnelle, quand, en prêtant l’oreille aux contes et aux fables, nous nous replaçons, pour une brève audition, dans l’attitude ancestrale.La mythologie cultivée porte bien son nom. Terre liminale entre le grand «éclaircissement» par l’invention du concept et l’expérience mystique englobant le récit mythique; mais aussi pays natal d’un savoir frontière dont le modèle est si bien dessiné et si habilement construit par les indigènes qu’il semble impossible de s’en dessaisir, quelle que soit la volonté engagée. De quoi Lévy-Bruhl est le plus exemplaire, d’une part, pour avoir posé – en séparant la mythologie cultivée de la primitive – la question du «texte» mythique, sous-jacente à l’idée d’un mythe qui ne serait pas le même pour nous et pour les Papous, d’autre part, pour s’être démarqué des Grecs en refusant de suivre leur procès d’interprétation, qui aurait été de réduire la mentalité des autres à l’état d’illusion, d’une illusion dénoncée depuis le bastion de la rationalité. C’est faire preuve de lucidité, mais qui se voue à l’échec dès le moment où les Grecs se voient concéder le privilège d’un espace mythologique autonome qui est organisé sur leur propre modèle et par rapport auquel le «mystique» de Lévy-Bruhl se trouve étalonné. Comme si parler de mythologie, c’était inévitablement parler grec ou des Grecs ou depuis la Grèce.Un savoir frontièreToute l’entreprise d’une science des mythes va dans ce sens. De Müller à Lang, de Tylor à Kühn et à Decharme, les «pères fondateurs» de la mythologie-savoir ont les yeux fixés sur le monde grec. L’élément sauvage et absurde, reconnu soudainement dans les histoires familières de la mythologie policée, et dénoncé comme un scandale, reçoit la caution des anciens Grecs, qui ont été choqués, eux les premiers, par des récits attribuant à leurs dieux des choses – comme dit Max Müller – «qui feraient frissonner les plus sauvages des Peaux-Rouges». Bien avant 1850, «des hommes pieux et réfléchis» se sont déclarés embarrassés par des récits sur la dévoration de Dionysos ou la castration d’Ouranos, et ils ont tenté «de s’expliquer à eux-mêmes des croyances étroitement liées à la religion et qui semblaient la négation de la religion comme de la moralité» (A. Lang, Mythes, cultes et religions , p. 13). De Xénophane à Platon, le sentiment religieux des Grecs, scandalisé par la mythologie, se trouve à l’origine des premières interprétations. Et quand la science des mythes inaugure son discours sur la mythologie scandaleuse, elle s’assure de reproduire les mots et les gestes des «hommes pieux et réfléchis» dans la Grèce des commencements.En désignant comme précurseur de leur discours un philosophe tel que Xénophane de Colophon, les initiateurs de la science des mythes nous renvoient à ce monde grec d’où viennent, en effet, et le mot mythe et la chose déjà appelée mythologie , sinon même le sentiment de scandale dont semble solidaire l’appréhension d’un premier mythologique. Pour interroger l’interprétation en ses commencements – au moins dans l’ancienne Grèce –, il faut préalablement la délimiter par rapport à l’exégèse. De celle-ci nous dirons qu’elle est le commentaire incessant qu’une culture se donne de son symbolisme, de ses gestes, de ses pratiques, de tout ce qui la constitue comme système en action. L’exégèse prolifère du dedans; c’est une parole qui nourrit la tradition dont elle fait partie, tandis que l’interprétation commence dès qu’il y a perspective du dehors, dès que, dans une société, certains se mettent à discuter et à critiquer la tradition, à prendre leurs distances vis-à-vis des histoires de la tribu. Porter le regard d’un autre sur ce qui est reçu et accepté par tous peut prendre, au moins, deux formes. L’une, minimale, commence avec l’écriture en prose de ceux que le Ve siècle avant J.-C. désignera sous le nom de logographes et qui, depuis un siècle déjà, disposent dans l’espace nouveau de la graphie les récits et les histoires traditionnels, depuis les généalogies jusqu’aux longues gestes héroïques. Mais, en même temps que cette mise à distance, discrète et silencieuse, produite par la seule opération scripturale, une autre chemine qui, sous une forme maximale, s’affirme à travers de nouveaux savoirs inséparables de l’écrit tels que la philosophie première avec Xénophane de Colophon ou la pensée historienne conceptualisée par Thucydide. Ces savoirs mettent en question de manière radicale une tradition dénoncée comme irrecevable ou comme n’étant plus crédible, qu’il s’agisse de sens immédiat ou même de toute signification.C’est dans le travail de l’interprétation que se construit une notion inédite du mythos et que se dessine, avec ses traits spécifiques, la figure de la mythologie , au sens grec de mythologia . Une série de repères permettent de délimiter, dans une histoire qui va du VIe siècle avant J.-C. au début du IVe, comment s’organise le territoire assigné au mythos . Vers 530, Xénophane, au nom de la première philosophie, condamne brutalement l’ensemble des récits sur les Titans, les Géants, les Centaures, y compris ceux d’Homère et d’Hésiode. Il y voit autant d’aventures scandaleuses qui mettent en scène, à propos de dieux ou de personnages surhumains, tout ce qui est injurieux et blâmé dans le monde des hommes: voler, commettre l’adultère, se tromper les uns les autres. Tous les récits traditionnels de ce genre, Xénophane les rejette; il les expulse en leur assignant un double statut: d’une part, ce sont des forgeries, des plasmata , de pures fictions; d’autre part, ce sont des récits barbares, les histoires des autres (fragments 14-16, Diels). Mais le mot mythos – qui depuis l’épopée fait partie du vocabulaire de la parole et du verbe – n’est pas encore mobilisé pour désigner le discours des autres, ce discours que la philosophie, à peine née mais déjà scandalisée, montre du doigt et dénonce si bruyamment. Toutefois, c’est à peu près à la même époque qu’apparaît le sens nouveau de mythos , dont témoigne un poème d’Anacréon de Samos. Entre 524 et 522 avant J.-C., les révoltés samiens, parti dressé contre la tyrannie de Polycrate, sont connus sous le nom de mythiètai ; ce sont, comme l’expliquent les grammairiens anciens, les factieux, les fauteurs de troubles – plus précisément, sans doute, les gens qui tiennent des propos séditieux (fragment 21, Gentili). Figure adverse de l’eunomie revendiquée par Polycrate, le mythe connote la révolution (stasis ). Et ce développement sémantique, dont nous informe le témoignage événementiel d’Anacréon, se précise, tout au long du Ve siècle, dans le lexique de Pindare et d’Hérodote, où le mot mythe , d’ailleurs employé discrètement, en vient à ne plus désigner que le discours des autres en tant qu’illusoire, incroyable et stupide. Dans les œuvres telles que les Histoires d’Hérodote et les épinicies de Pindare, qui semblent faire une part très large à ce que nous sommes tentés d’appeler des «mythes», les occurrences de mythos se comptent sur les doigts d’une main: deux pour les neuf livres d’Hérodote (II, 23, 45), trois pour le corpus pindarique (Néméennes , VII, 23 sq.; VIII, 25 sq.; Olympiques , I, 27-59). Quand Pindare chante l’éloge d’un vainqueur aux Jeux, il prononce un logos , mais le mythe apparaît quand surgit la parole d’illusion (parphasis ). Le mythos naît avec la rumeur. Il grandit avec les récits trompeurs, les paroles de détournement, qui séduisent et qui font violence à la vérité. Façonné comme une statue de Dédale, le mythos se reconnaît à sa parure de menteries bariolées: une apparence qui fausse le fiable et dans laquelle la manifestation de l’être est trahie honteusement. Mais il s’agit là toujours des récits des autres, de ceux qui ont usurpé, en faveur d’Ulysse, la renommée méritée par Ajax, de ceux qui s’en vont répétant la version scandaleuse du festin de Tantale où les dieux auraient mangé goulûment les chairs de Pélops, dépecées au couteau.Hérodote fait le même partage; ses propres récits ne sont jamais que des logoi . Et quand il invoque des traditions particulièrement saintes, Hérodote ne parle que de logoi sacrés (hiroi ). Les fameux «discours sacrés» que notre usage interprète comme des «mythes» – d’autant plus volontiers que ce sont souvent des traditions mises en relation avec des actions et des gestes rituels –, ce ne sont jamais des mythoi . Au contraire, il y a mythe, pour Hérodote, quand certains veulent expliquer la crue du Nil en alléguant l’immensité d’un fleuve Océan coulant autour de la terre, car c’est là, en effet, pure fiction qui exclut toute forme d’argumentation et ne laisse place à aucune observation empirique. Il y a mythe aussi quand les Grecs prétendent que Busiris, roi des Égyptiens, aurait voulu sacrifier Héraclès: sottise et absurdité, car comment les plus pieux des hommes, les Égyptiens, pourraient-ils même concevoir une si grave impiété?Parler de mythe est une façon de dire le scandale, de le pointer. Mythos , c’est un mot-geste, très commode, qui suffit pour dénoncer la sottise, la fiction ou l’absurdité et pour les confondre sur-le-champ. Mais le mythe n’est encore qu’un lieu-dit, un site lointain, à peine indiqué. Pour qu’il en vienne à désigner un discours ou une forme de savoir plus ou moins autonome, il faut attendre l’extrême fin du Ve siècle, quand basculent du côté du mythos et les récits des anciens poètes et tout ce qui s’est écrit entre-temps chez les logographes. Un des lieux où se produit la cassure est l’activité historienne de Thucydide, quand il délimite le domaine du savoir historique et découpe son territoire conceptuel en clôturant le fabuleux, le mythôdes , lequel, à son tour, en plus de ses frontières, reçoit un domaine qui prend en charge une autre manière de raconter et de mémoriser.Les logographes racontaient par écrit les histoires de la tribu; Hérodote voulait donner à la cité un nouveau mémorable; Thucydide, lui, entend construire un modèle de l’action politique, un savoir des futuribles où l’historien se pense comme l’idéal du chef politique. Son propos n’est pas de raconter ce qui s’est passé, mais d’atteindre la vérité d’un discours efficace, d’un discours fait de raisons si bien appareillées qu’il constitue le meilleur moyen d’agir dans l’espace de la cité, aujourd’hui et dans l’avenir. Toutefois, une histoire au présent, telle que La Guerre du Péloponnèse , doit affronter les problèmes de la mémoire et de la tradition orale; et elle le fait dans ce qu’il est convenu d’appeler l’«archéologie», en procédant à la critique des récits de la bouche et de l’oreille. La mémoire est faillible, elle a des trous; de plus, elle interprète, elle sélectionne, elle reconstruit; et elle est d’autant plus fragile que les temps sont troublés, que le merveilleux prolifère et que tout devient crédible. Aux yeux de Thucydide, tout ce qui circule oralement, les akoai , est fondamentalement erroné, par défaut d’esprit critique des gens qui racontent ou rapportent des événements d’autrefois ou d’hier, même dans leur propre pays, c’est-à-dire là où ils pourraient s’informer, vérifier, corriger leur récit. La mémoire traditionnelle est reconnue coupable d’accepter les idées toutes faites, de véhiculer dans sa crédulité des faits non contrôlés qui vont grossir le flot du fabuleux . Poètes et logographes figurent au banc des accusés dans le procès intenté à la bouche et à l’oreille, car les rumeurs, les idées toutes faites qui appartiennent déjà à l’incroyable ne sont plus du tout crédibles quand les poètes en font des récits, en prêtant à ces événements des beautés qui les grandissent, et quand, parallèlement, les logographes entreprennent de combiner des idées toutes faites pour le plaisir de l’oreille plus que pour établir la vérité.Avec Thucydide le partage est tranché: d’un côté, la tradition, qui se parle jusque dans les récitations publiques et les déclamations de la fin du Ve siècle; de l’autre, l’écriture, sûre d’elle-même, refusant le plaisir et le merveilleux, et ne voulant s’adresser qu’à un lecteur silencieux et séparé. L’auteur de La Guerre du Péloponnèse est convaincu que tout ce qui se trame de bouche à oreille dérive inéluctablement vers le fabuleux , c’est-à-dire vers ce qui fait obstacle à l’efficace d’un discours dont l’écriture abstraite doit renforcer l’action dans l’ordre politique. Il entend donc procéder à l’enfermement de la tradition orale des temps anciens, en vers comme en prose, en rassemblant dans une même enceinte, d’une part, ce que la philosophie appelait naguère les forgeries et les fictions des anciens, d’autre part, toute la tradition mise par écrit depuis Hécatée jusqu’à Hellanikos et Hippias d’Elis.Parallèlement à Thucydide et dans le même temps, le savoir totalisant de la philosophie platonicienne procède, avec plus de rigueur encore, à la condamnation de ce que Platon rassemble avec ses contemporains sous le nom de «mythologie» et d’«archéologie». La critique radicale que La République adresse, à travers les poètes et les artisans de logoi , à la tradition tout entière vise de manière privilégiée la nature mimétique de la «mythologie», c’est-à-dire les modes d’expression avec les aspects formulaires, rythmiques, musicaux qui répondent aux exigences de la mémorisation et de la communication par l’oreille, mais qui sont, pour le philosophe, le signe irréfutable de leur appartenance au monde polymorphe et bariolé de tout ce qui flatte la partie inférieure de l’âme, ce royaume solitaire où s’affolent les passions et les désirs. Non seulement le discours de la «mythologie» est scandaleux – et La République dresse le catalogue des histoires obscènes, sauvages et absurdes –, mais encore il est dangereux, par les effets d’illusion qu’entraîne la communication de la bouche à l’oreille dès lors qu’elle n’est ni surveillée ni contrôlée. Toutefois – et c’est une différence majeure avec Thucydide –, s’il est facile, dans la cité idéale, de frapper d’interdiction la mémoire ancienne, par l’expulsion des poètes et par la censure des récits traditionnels, le projet platonicien de réformer la cité en crise rend nécessaire de façonner, d’inventer une autre, une nouvelle «mythologie», c’est-à-dire un beau mensonge utile, capable de faire accomplir à tous, librement, tout ce qui est juste. À peine libérée de l’ancienne mémoire, la cité nouvelle s’efforce de retrouver l’unité secrète de la tradition. Car une société, même si elle est pensée et gouvernée par les philosophes, a besoin de ce qui seul peut lui donner sa cohésion: un savoir partagé et implicite à travers lequel – Les Lois y insistent (664 a ) – une communauté paraît avoir une seule opinion tout au long de son existence, dans ses chants, dans ses récits et dans ses histoires.À l’ouverture du IVe siècle avant J.-C., sous l’action convergente de deux types de savoir – le savoir philosophique et le savoir historique –, ce qui était désigné furtivement comme le «mythe» s’est effacé, a disparu pour se fondre dans un paysage nouveau, qui est désormais baptisé «mythologie» et dans lequel va se déployer l’activité scripturaire de mythographes déjà professionnels.On ne peut douter que les fondateurs de la science des mythes n’aient de bonnes raisons pour reconnaître dans Xénophane et dans les savants de l’ancienne Grèce les initiateurs du partage qu’eux-mêmes, hommes de science du XIXe siècle, se contentaient de ratifier. Platon et Thucydide sont bien les précurseurs du sentiment de scandale qui avait mobilisé Müller et Lang, du jour où il était devenu évident que la mythologie tenait le langage caractérisé d’un esprit frappé temporairement de démence. Mais cette clairvoyance a son envers, car aucun des artisans de la nouvelle science ne s’est avisé de l’étrangeté de la figure appelée mythologie, figure qui, surgie de lointains gestes de partage, n’a cessé depuis lors de produire les questionnements les plus divers.Les hommes «pieux et réfléchis» que le scandale du fabuleux a mobilisés pour commencer l’interprétation imposent une manière exemplaire de parler du mythe, comme figure de l’autre, aussi changeante que le savoir, sujet de ce discours. Depuis que la rationalité a situé la mythologie aux frontières de la pensée grecque, le mythologue a la vocation des limites. C’est un homme des frontières, dont la mission sur le terrain n’a jamais été exposée plus strictement que par Tylor dans La Civilisation primitive . L’ethnographie a le devoir grave d’exposer au grand jour ce que la grossière civilisation de l’Antiquité a fait passer dans nos sociétés sous forme de superstitions déplorables. Véritable entreprise de réformation, conforme à l’esprit de l’évolutionnisme et des quakers, rendue possible, sinon imposée, par la découverte d’une frontière intellectuelle en deçà de laquelle il faut se placer pour sympathiser avec le mythe et au-delà de laquelle il faut se trouver pour l’étudier. Seule, l’anthropologie a l’heureuse fortune «de vivre près de cette frontière et de la pouvoir passer et repasser à volonté». En l’occurrence, le projet intellectuel est subordonné à un devoir moral qui oblige à «vouer ces superstitions à une destruction certaine». Œuvre indispensable au bien-être de l’humanité que n’auraient désavouée ni Platon ni le vieux Xénophane.Repenser la mythologieToute l’archéologie de la science des mythes tend à montrer que la Grèce classique reste ce qui rend pensable la mythologie. Elle est un modèle inaliénable, même pour ceux qui croyaient de bonne foi échapper à l’hellénocentrisme. Sans doute faut-il d’abord déconstruire le décor conceptuel d’un savoir en apparence immédiat et légitime, en repérant les procédures singulières mises en œuvre de Xénophane à Max Müller, et de Thucydide à Tylor.En premier lieu, c’est le statut même du mythe qu’il faut mettre en cause – et plus radicalement que ne l’imaginait Lévy-Bruhl en séparant la mythologie cultivée d’une autre où ni le récit ni l’intrigue n’auraient cours. Déjà la distance reconnue ici rendait vaine une interprétation unique. Mais, dès lors qu’elle est une figure hétérogène dessinée par les procédures d’exclusion et de partage, la mythologie ne peut désigner ni un genre littéraire spécifique ni un type de récit particulier. Et rien, si ce n’est le malentendu qui règne depuis les Grecs eux-mêmes, ne donne à penser qu’un mythe est perçu comme mythe par tout «lecteur» dans le monde entier.On remarquera, en deuxième lieu, que, en tant que produit culturel du monde grec, la mythologie, dès qu’elle prend forme, chemine avec l’interprétation qui la construit, dans un discours dont les choix fondamentaux se résument en deux mots: ou bien la mythologie n’a pas de sens, ou bien elle en a un. Et, dans ce dernier cas – la philosophie mène le jeu –, le sens ne peut être cherché que de trois manières. Soit dans la mythologie elle-même: c’est la voie du tautégorisme de Schelling à Lévi-Strauss. Soit hors d’elle: par l’allégorisme qui cherche un ou des sens cachés sous le sens immédiat, lequel est tenu pour inacceptable; ainsi font notamment les pythagoriciens et les stoïciens. Ou encore à travers elle: la mythologie contient un indicible que ne peut énoncer le discours rationnel; c’est la position du symbolisme des néo-platoniciens et, plus près de nous, de Charles Kérényi ou de Paul Ricœur.Toutes les interprétations sur la forme du mythe, sur le mode d’être de la mythologie s’énoncent et se cherchent sur la scène philosophique, dans le travail, qui n’a subi aucune interruption depuis les premiers philosophes, pour se délivrer de l’apparence du mythe, que ce soit en l’assignant au non-être ou en lui conférant la dignité d’un mode particulier du processus de formation spirituelle. Car les différences s’annulent entre ceux qui, depuis et avec Schelling, rendent le mythe positif et les autres, qui le refusent comme une illusion de la raison.Il faut donc récuser toutes les questions sur le mythe ou sur la pensée mythique qui sont portées par nos présupposés grecs.Notons, en troisième lieu, qu’une autre perspective apparaît à travers un paradoxe. La mythologie au sens grec, il faut en convenir, ça s’écrit. Il n’y a de mythologie que mythographique, par l’écriture qui en trace les frontières, qui en dessine la figure. Et c’est par le travail de l’illusion que, depuis le XIXe siècle, la mythologie est devenue et la parole et le chant, et la voix des origines. Or, dans toute la recherche contemporaine, la question de l’écriture est résolument écartée au profit du langage, même si, depuis que Lévi-Strauss occupe la chaire de Marcel Mauss et de Maurice Leenhardt, les «peuples sans écriture» se sont substitués aux «peuples non civilisés» – modification qui ne voulait impliquer aucun jugement de valeur, mais qui eut pour seule conséquence de suggérer que l’absence d’écriture, dans ces sociétés, semblait exercer «une sorte d’influence régulatrice sur une tradition qui doit rester orale».Parce que l’écriture est une valeur morale, mobilisée dans Tristes Tropiques par un marxisme puritain, et parce qu’elle a partie liée avec le modèle mythographique des Grecs, elle a occulté le problème de cette «tradition qui doit rester orale»: celui de la mémoire, avec ou sans écriture. Aussi faut-il aujourd’hui interroger la nature d’un savoir qui tient ses traits fondamentaux de la mémoire sociale. Qu’est-ce qu’une tradition qui est sans écriture, mais qui produit ce que désigne, plutôt mal que bien, la notion de «mythologie»?La mémoire de l’oreilleDepuis la fin des années 1960, après les travaux de Havelock et dans le prolongement des enquêtes de Parry, une nouvelle problématique tend à s’imposer qui analyse, dans le monde grec, l’émergence progressive de l’écriture au-dedans d’une civilisation traditionnelle. Havelock a montré de manière décisive que l’épopée homérique, dont Parry avait reconnu l’appartenance à l’oralité, ne pouvait plus passer pour une enclave de la tradition vivante, d’une tradition qui aurait été submergée, dès le IXe siècle avant J.-C., par une civilisation de l’écrit. L’épopée n’a pas eu le privilège de la transmission orale. Toute une part de la culture grecque a été, jusqu’à la fin du Ve siècle av. J.-C., de type oral. Comme toutes les sociétés ignorant les archives écrites, elle a confié à sa mémoire l’ensemble des informations et des savoirs traditionnels. Certes, l’alphabet syro-phénicien fit son apparition vers le milieu du VIIIe siècle av. J.-C., mais le fait important, c’est que la technique de l’écriture alphabétique n’a pas produit de bouleversements profonds ni entraîné de changements immédiats. La Grèce n’a pas connu une révolution de l’écriture, et l’écrit n’est pas venu relayer une tradition orale soudainement défaillante. Pas davantage l’écriture n’a condamné au dépérissement la tradition vivante. Au contraire, l’écriture en Grèce chemine lentement, avec des avancées inégales selon les secteurs d’activité, pour aboutir, à l’ouverture du IVe siècle, à un état où l’écrit domine mentalement et socialement.Ce cheminement, l’écriture le trace, non pas dans le vide, dans le silence de sa non-activité, mais dans le tissu serré et homogène de la tradition mémoriale, d’une culture organisée et véhiculée par la mémoire. Il s’agit de la mémoire sociale, de la mémoire partagée entre les membres d’un groupe humain. Elle n’est donc ni la mémoire des biologistes ni celle des psychologues cybernéticiens, qui l’étudient comme une fonction utile dans la communication entre deux individus, mais la mémoire indispensable au fonctionnement d’une société, celle qui d’abord assure la reproduction des comportements de l’espèce humaine (sans quoi il n’y a pas de sapiens sapiens ), celle aussi qui trouve dans le langage et dans la technologie les moyens de conserver et de transmettre l’ensemble des savoirs constitutifs d’une culture. Il y a une mémoire-tradition, qui est biologiquement indispensable à l’espèce humaine et qui, pour celle-ci, joue le même rôle que le conditionnement génétique dans les sociétés d’insectes. Cette mémoire constitutive de la tradition est à l’œuvre, non pas dans les laboratoires où des sujets alphabétisés s’agrègent en groupes fugaces pour éprouver la mémorabilité de listes de noms ou de suites de mots, plus ou moins longues, mais dans les sociétés dites traditionnelles, dans les groupes humains à tradition orale, dans les types de sociétés familiers aux anthropologues.La mémoire sociale des groupes à tradition orale, les anthropologues, quand ils ne l’ont pas négligée, ont adopté pour l’étudier deux stratégies opposées, dont la première, orientée vers une ethno-histoire, privilégie l’écriture et la connaissance du passé, tandis que la seconde se fonde sur les différences avec la mémoire de l’écrit. Depuis la Critique historique de Bernheim, en 1889, jusqu’au livre de Vansina, paru en 1961 sous le titre De la tradition orale. Essai de méthode historique , prend forme un projet qui énonce ses objectifs en deux points. Le premier consiste à souligner que les sociétés traditionnelles vivent dans l’histoire, c’est-à-dire qu’elles ne vivent pas seulement dans le changement, dans le devenir, mais que leur pensée dominante, qui est la tradition, est un savoir sur le passé, une histoire qui ne se connaît pas et qui toutefois est de même nature que notre savoir historique. Le deuxième point revient à préciser que cette tradition, qu’il faut archiver, l’anthropologue en fait l’objet de son enquête: puisque le passé est vivant, il est dispersé dans une multitude de témoins. L’enquête qui veut retrouver l’importance réelle des événements du passé convoque tous ceux qui doivent témoigner; elle les confronte et, comme il convient en bonne critique, elle les soupçonne ou s’efforce de découvrir les raisons qui pourraient les inciter à falsifier leurs témoignages respectifs. Les informateurs sont ainsi travestis en témoins pour une histoire qui procède sur le mode de l’enquête policière et s’efforce de faire avouer à chacun la réalité secrète que recèle la tradition. Cette entreprise est tout entière fondée sur une confusion majeure entre tradition et passé historique, confusion qui fait croire que la mémoire fait de l’histoire sans le savoir. On oublie ainsi que la notion d’un passé comme étant autre chose que le présent, et devant être étudié en tant que passé, ne se dégage pleinement qu’avec Ranke, au début du XIXe siècle.D’autres anthropologues, moins soucieux de faire de l’histoire et plus curieux des procédés cognitifs mis en œuvre par des sociétés qui n’ont pas d’écriture, ont entrepris d’analyser la manière dont la mémoire fabrique la tradition et la transforme en la transmettant sur plusieurs générations. C’est la stratégie des ethnologues anglais, depuis le contemporain de Bronislaw Malinowski, Frederic Bartlett, jusqu’à Jack Goody, qui a succédé à Edward E. Evans-Pritchard dans la chaire d’anthropologie sociale de Cambridge. La mémoire active d’une société possède un rythme, une temporalité, qui n’est ni la longue durée du langage-tradition ni le temps pressé de la rétention à court terme. Entre les deux, il y a une mémoire qui organise continûment, à chaque génération, son contenu, ses richesses, les informations qu’elle est chargée de transmettre. La mémoire retient certaines choses, en oublie d’autres; elle accueille des informations nouvelles et en élimine d’anciennes ou leur donne une autre forme. Travaillée par une série d’ajustements, orientée non vers le passé mais vers le présent de la vie sociale, elle constitue une organisation homéostatique, régie par un équilibre dynamique qui fait place aux changements et aux survivances, et dans lequel les contenus sont, à intervalles réguliers, corrigés, ajustés, réorganisés, réinterprétés. La mémoire sociale de l’oralité n’a pour fonction ni d’enregistrer mécaniquement ni de reproduire fidèlement. En l’absence de l’écrit et de ses contraintes, elle ne peut que réorganiser et réinterpréter.La démonstration en a été faite dans une série de cas. On sait maintenant qu’une histoire, transmise oralement, se modifie profondément sur quelques générations; dès que plusieurs groupes donnent leur version de faits connus de chacun d’eux, il y a, plus ou moins vite, sélection en fonction de la manière dont se pense et se raconte chaque société. On a montré aussi comment les généalogies longues, qui servent d’aide-mémoire pour énoncer les droits et pour manipuler des masses de relations sociales, se modifiaient selon le renouvellement des générations, d’après un nouvel arrangement des unités sociales constituantes et en fonction de la transformation du système social lui-même. Ces modifications, imperceptibles pour les usagers du système, les anthropologues ne les ont découvertes et analysées qu’en recourant à l’archive, à la mise par écrit, seul repère pour mesurer le travail de la mémoire. Enfin, plus récemment, des analyses de Jack Goody ont révélé que, dans des sociétés qui ne disposent ni de l’écriture ni d’un système de contraintes pour éviter les transformations, il y a toujours des variations plus ou moins importantes entre les versions successives d’un même récit. Car il est extrêmement difficile de répéter avec une fidélité absolue des informations ou un récit sans avoir un modèle fixé qui permettrait de corriger les inexactitudes. Sans écriture, il n’y a pas de mémoire mécanique – donc pas de mot à mot; il n’y en a pas non plus sans l’école, qui crée le milieu artificiel du savoir par les lettres et du savoir à la lettre.Les traits pertinents de l’oralité ont d’abord été dégagés de manière négative, par contraste avec la production écrite, c’est-à-dire avec ce qui semblait définir la littérature dans nos sociétés. Un premier trait, sur lequel Marcel Mauss a souvent insisté, c’est que, dans les sociétés à tradition orale, la notion de «texte original» est complètement dépourvue de sens. Le texte original n’existe pas dans une littérature qui est faite pour être répétée, et non pour être lue ou pour être récitée. Dans un monde de la répétition, il ne peut y avoir que des versions, chaque version nouvelle recouvrant ou effaçant la précédente. Un deuxième trait, relevé par Roman Jakobson quand il a cherché à définir la forme spécifique de création dans le folklore, consiste dans le fait que, pour être répétée et donc pour entrer dans l’oralité, une histoire, une œuvre de parole, doit être acceptée et reçue par le groupe auquel elle est destinée. Il faut donc qu’elle subisse ce que Jakobson appelle la censure préventive du groupe, qui fait le tri initial entre les dits et les récits. Pour que l’œuvre orale chemine d’un conteur à un autre conteur, pour qu’elle devienne une part de la mémoire sociale, il faut que cette parole soit reconnue par la communauté. Une métaphore linguistique le fait comprendre clairement: les paroles d’un locuteur, inventif, novateur, ne deviennent des faits de langue que si la communauté qui est le support de la langue les a sanctionnées et acceptées comme universellement valables.Il y a là une forme de contrôle social qui est particulièrement contraignante, mais qui désigne un mécanisme essentiel dans le fonctionnement d’une telle mémoire, dans sa manière de produire du mémorable. C’est ici que Lévi-Strauss introduit l’hypothèse du mythisme, développée dans le volume IV des Mythologiques . Si l’on admet que toute création littéraire, chaque histoire racontée, est au départ individuelle, à peine a-t-elle quitté les lèvres de son premier locuteur qu’elle entre dans la tradition orale ou, du moins, subit l’épreuve de l’oreille et de la bouche des autres. Que se passe-t-il pour qu’elle devienne inoubliable ou, si l’on préfère, mémorable? On peut se faire une idée de ce procès en distinguant, d’une part, les niveaux structurés, d’autre part, les niveaux probabilistes. Les premiers, qui reposent sur des fondations communes, resteront stables; les seconds, qui relèvent de l’approbation, manifesteront une extrême variabilité, en fonction de la personnalité des narrateurs successifs. Le partage se fait, en somme, d’une part, entre ce qui enracine une histoire dans la tradition qui la produit et dont elle peut devenir à son tour productrice, et, d’autre part, ce qui appartient en propre à chaque conteur, la manière qu’il a d’ajouter des détails ou d’en retrancher, d’amplifier certains épisodes ou de mettre en scène tel personnage. Au cours du procès de la transmission orale, dans la chaîne sans discontinuité des conteurs, ces niveaux probabilistes vont se heurter, s’user les uns contre les autres, dégageant ainsi progressivement, de la masse du discours, ce qu’on pourrait appeler ses parties cristallines, c’est-à-dire ce qui donne à un récit traditionnel une portée symbolique plus grande ou encore ce qui transforme une histoire en ce que nous appelons mythe, du nom que l’anthropologie, à la suite des Grecs, a choisi pour baptiser les récits des sociétés traditionnelles. En bref, et selon la manière même dont Lévi-Strauss se résume, «les œuvres individuelles sont toutes des mythes en puissance, mais c’est leur adoption sur le mode collectif qui actualise, le cas échéant, leur mythisme». Un des profits immédiats d’une telle perspective théorique est de faire éclater la notion de mythe qui est venue des Grecs et qui fait peser sur l’analyse des récits traditionnels l’hypothèque du partage tracé par la philosophie entre son discours – l’ordre des raisons – et ce qui en est exclu pour collusion avec la tradition, le fabuleux ou autre chose. Si le mythe signifie la mémorabilité dans une culture de la parole, alors des genres aussi éloignés à nos yeux que les généalogies, les proverbes, les théogonies ou les contes sont les produits différenciés d’une même mémoire sociale.
Encyclopédie Universelle. 2012.